Mémoire : à la recherche de la bonne recette sonore
Afin de mettre au point des systèmes de communication durables dans le temps pour préserver la mémoire des centres de stockage de déchets radioactifs, l’Andra explore des pistes de recherche aussi diverses que variées. Parmi elles : la sémiotique sonore. Un sujet d’étude insolite dans ce domaine que le chercheur Paul Bloyer a approfondi à travers une thèse de doctorat. Il nous raconte sa démarche scientifique.
Même si, une fois fermés, les centres de stockage de déchets radioactifs sont conçus pour rester sûrs sans intervention humaine, des dispositifs sont mis en place pour conserver et transmettre leur mémoire le plus longtemps possible. C’est l’objet du programme « Mémoire pour les générations futures » de l’Andra. Au cœur du dispositif, la préservation de la conscience des stockages afin notamment d’éviter le risque d’une intrusion involontaire.
Dans ce vaste champ de recherches qui appelle des disciplines variées, des questions fondamentales émergent pour essayer de maintenir la mémoire sur le très long terme, notamment pour le stockage des déchets les plus radioactifs en couche géologique profonde, Cigéo : quelles informations doivent porter les supports de transmission de la mémoire ? Que dire, et comment le dire ? Comment lutter contre la perte d’information due à l’évolution des cultures et de leurs codes de lecture ? Est-il possible de créer des messages pérennes, compréhensibles de tous et sur de très longues échelles de temps ?
Des réponses à travers les signes
La sémiotique, c’est-à-dire l’étude des signes et leur signification, permet d’entrevoir des éléments de réponse : « Cette discipline est intrinsèquement transversale puisqu’elle permet d’approcher une immense diversité d’objets culturels : textes, images, films, stratégies de communication, symboliques culturelles, etc. Elle cherche donc à identifier les solutions les plus à même de permettre la création et la transmission de la mémoire sur de vastes échelles de temps », explique Paul Bloyer, aujourd’hui post-doctorant en sémiotique sonore et qui a mené des travaux de recherche via une thèse sur le sujet dans le cadre d’un partenariat entre le Centre de Recherches Sémiotiques de Limoges (CeReS) et l’Andra.
Le son, c’est justement une des pistes envisagées pour créer et porter la mémoire des installations de stockage de déchets radioactifs. « Mon travail consiste à déterminer dans quelle mesure il peut y contribuer. En réalité, de nombreuses questions se posent dans cette optique, le sujet étant inédit sous plusieurs aspects », précise Paul Bloyer.
Naviguer dans l’inconnu…
L’un des défis de cette thèse novatrice dans le domaine est ainsi d’apporter une contribution théorique permettant d’appréhender la sémiotique sonore, tout en ne perdant pas de vue l’objectif concret de la mise en place d’une mémoire collective durable. « J’ai été confronté à différentes questions : comment le son fait-il sens ? Comment l’appréhender et l’analyser ? Que peut-on dire avec le son ?, détaille Paul Bloyer. C’est pourquoi j’ai tout d’abord approché les éléments théoriques permettant aussi bien d’apporter un cadrage épistémologique aux recherches, que de découper l’objet son, de le segmenter pour mieux le manipuler en vue d’entrevoir les possibilités de conception des discours sonores. »
Trois axes se sont ainsi dégagés pour penser la conception des messages sonores : une dimension pragmatique (veut-on induire un comportement ? Si oui, lequel ?), une dimension sensorielle (qu’est-ce que le son provoque sur notre corps ?) et une dimension cognitive (comment faire comprendre notre message ? Doit-il faire référence à une réalité extérieure ou bien avoir un fonctionnement autonome ?).
…et dessiner l’horizon
« Le son peut être conçu de deux manières différentes, commente Paul Bloyer. En tant que marquage (une signalétique sur site qui marque la nature du lieu), et en tant que patrimoine (une communication hors site qui contribue à échanger autour du son et à créer une symbolique sonore rapidement identifiable). Cette notion de patrimoine m’a mené à préciser que la mémoire et le sens des discours ne peuvent exister que s’ils sont portés par la culture : même si l’idée d’un message universel et atemporel fait rêver, il semble peu probable voire impossible que celui-ci voie le jour. »
Si l’appropriation culturelle semble intrinsèquement liée à la pérennité d’un message sonore, la thèse de Paul Bloyer a tout de même cherché s’il était possible de relever des interprétations communes entre des individus d’âges et de milieux variés. « Questionner le son, seul et isolé de tout cadre, n’est pas très fertile, justifie le jeune chercheur. Pour pouvoir observer comment se construit le sens, il faut observer ce que des personnes qui perçoivent un son en disent : ce qu’ils ressentent, les images qu’elles évoquent, ce qu’elles en comprennent. »
Différentes enquêtes auprès de public ont été réalisées lors de la thèse du jeune chercheur. L’écoute d’une série de trois sons a permis de relever des interprétations partagées qui portent aussi bien sur une sémantique précise (des valeurs informatives étaient associées à chaque son : informer, avertir, et interdire), que sur des catégorisations abstraites (le son peut être perçu comme doux ou acide, relaxant ou crispant, par exemple). « Cela tend à confirmer qu’il existe une relation étroite entre la sensation provoquée par le son et l’information qui en est comprise. Ces enquêtes ont aussi permis d’orienter les explorations théoriques sur la signification sonore et donc de préciser un peu plus la façon avec laquelle le son fait sens », analyse Paul Bloyer.
Et concrètement ?
Reste à savoir si la thèse de Paul Bloyer a permis de déterminer des pistes de réponses au regard des problématiques principales que pose la mémoire à long terme, comme la lutte contre la perte d’informations au fil des siècles.
« La consultation des neurosciences indique qu’il serait fertile de recourir à des formes musicales. Elle renseigne aussi sur des zones cérébrales à exploiter en priorité car considérées comme durables. Et donc privilégier les caractéristiques sonores qui mobilisent particulièrement ces zones, comme le rythme. De plus, il est possible de déterminer ce qui constitue le squelette sonore : créer un message dont la structure restera inchangée pour conserver une forte identité, avec toutefois une marge d’évolution autorisée par d’autres critères, en vue de suivre et coller aux évolutions culturelles et perceptives. Ensuite, le symbole sonore que l’on pourrait créer pour désigner la présence de déchets doit reposer sur une sollicitation sensorielle qui peut être partagée par tout être humain, en faisant appel à ce que nous avons de commun dans notre corps et à travers les cultures. Enfin, le message sonore doit aussi entrer en cohérence et en redondance avec l’ensemble des discours portés sur le site de stockage. Tous ces éléments doivent permettre de créer un patrimoine, un ensemble de données et de connaissances inscrites dans la société. C’est ce qui assurera sa pérennité. Finalement, il ne s’agit pas de transmettre un son figé aux générations futures, mais plutôt de proposer des pistes de réflexion pour un projet par essence infini et en perpétuelle construction », conclut Paul Bloyer.