Et si on parlait de mémoire ? Entretien avec Monté de la chaîne Linguisticae
S’intéresser à la mémoire des centres de stockage de déchets radioactifs implique un autre rapport au temps. Il s’agit alors de penser en centaines, voire milliers d’années. Alors que les langues sont conduites à se transformer, voire pour certaines à disparaître sur ces longues échelles temporelles, comment appréhender la linguistique pour transmettre la mémoire ? Pour avancer sur ce sujet, c’est tout naturellement que l’Andra s’est rapprochée du vulgarisateur linguistique « Monté ». Sur sa chaîne Linguisticae, il se penche aussi bien sur l’histoire de certaines langues anciennes que sur l’actualité liée à l’évolution de la langue française, avec des vidéos toujours documentées et pédagogiques. Un rythme enlevé, un franc parlé et une pointe de second degré ont construit la réputation du vidéaste qui compte aujourd’hui plus de 400 000 abonnées. Sa vidéo sur la mémoire des déchets, Monté l’a ainsi élaboré au grès d’un cheminement personnel et à travers les installations de l’Andra. Interview.
Pouvez-vous nous présenter votre chaîne ?
La chaine a été lancée tout début 2015, courant janvier, et elle s’est alors inscrite en queue de peloton de la vulgarisation qui, à l’époque, connaissait un véritable succès depuis début 2014. Elle a succédé à un blog du même nom, Linguisticae donc, qui n’avait que de très rares visiteurs. Il faut dire que l’ère des blogs était définitivement révolue, c’est celle des plateformes qui débutait alors et là où l’audience était à aller chercher.
Je ne connaissais rien à la vidéo, mais j’en consommais beaucoup et j’avais vraiment très envie d’apprendre le montage et plus généralement de maitriser certains aspects créatifs comme l’animation. Je me suis donc formé au fur et à mesure des sorties de vidéos et des projets, et c’est devenu de fil en aiguille mon métier.
En tant que linguiste, qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce sujet de la mémoire des centres de stockage de déchets radioactifs ?
J’ai toujours été passionné d’histoire, l’origine des choses et leur évolution à travers le temps m’a donc toujours interrogé. C’est ainsi que, très logiquement, je suis partie en Autriche étudier la linguistique historique et la grammaire comparée indo-européenne, c’est-à-dire la méthode pour reconstruire la proto-langue originelle commune à l’Iran, l’Inde et l’Europe qui était vraisemblablement parlée il y a 6000 à 8000 ans dans les steppes ukrainiennes.
La question de la reconstruction des langues passées, de leurs comparaisons et de leur évolution, permet assez facilement de comprendre comment nos langues actuelles évoluent, divergent les unes des autres ou convergent vers des formes nouvelles. De fait, la question de la mémoire devient aussi une question linguistique : comment assurer la transmission d’un message écrit, en français du 20e siècle, jusqu’à la moitié du millénaire suivant ? A quoi ressembleront nos langues d’ici là, et comment seront compris nos messages ?
C’est le genre de question que je me pose, et c’est d’ailleurs le premier angle de ma vidéo sur ce sujet.
Est-ce que vous avez eu une approche particulière pour appréhender un sujet comme celui-ci ?
On a des outils en linguistique historique pour évaluer, très grossièrement, le degré d’évolution d’une langue sur un millénaire. C’est très imparfait, mais cela peut donner des pistes de réflexion.
Je dois dire que je suis surtout arrivé avec des questions, toujours plus de questions, notamment sur la traduction ou la mise à jour des documents et des archives de l’Andra. Je n’ai pas de réponses à toutes et, honnêtement, il est parfois impossible d’en avoir.
Comment selon vous la linguistique peut contribuer à la conservation et la transmission de la mémoire des centres de stockage ?
L’enjeu repose très certainement sur une traduction et une mise à jour de ces dernières très régulièrement, dans plusieurs alphabets différents. Cela peut sembler bête ou superflu, pourtant cela se tient si l’on regarde l’histoire : au cours du dernier millénaire, nous sommes passés du latin à l’italien, au français puis à l’anglais comme langue de sciences et de culture. L’allemand et le russe ont aussi joué ce rôle en Europe centrale ou en Europe de l’Est. Ne serait-ce qu’en linguistique historique, mon domaine d’étude, si désormais toute la recherche est menée en anglais, la plupart des documents du siècle dernier sont rédigés en allemand ou en français et la maitrise ou la traduction de ces langues est primordiale pour avoir une continuité du savoir et éviter qu’il soit oublié voire perdu.
Concernant les alphabets, certains pays ont au cours du siècle dernier changé plusieurs fois le leur : l’ouzbekistan, par exemple, a changé 4 fois. La Turquie, pays plus proche, est passé de l’écriture arabe à l’écriture latine il y a à peine un siècle et depuis, la plupart des archives ottomanes sont devenues illisibles pour la plupart des Turcs.
On ne sait jamais de quoi l’avenir sera fait : un conflit, un changement de paradigme, une révolution politique ou culturelle, et les langues dominantes peuvent changer et cela à une vitesse très rapide. Notre territoire parlait le gaulois, une langue celtique, il y a 2000 ans. L’arrivé des romains a tout changé, et ces langues ont pour la plupart disparu depuis. Plus récemment, personne n’aurait pu prédire, avant la seconde guerre mondiale, que l’anglais allait occuper une telle place par exemple. Certains voyaient plutôt l’allemand à la place.
Pour réaliser votre vidéo, vous avez visité le Laboratoire souterrain de l’Andra. Quelles ont été vos impressions ?
Je l’avais déjà visité lors de mon repérage et je dois dire que c’est assez impressionnant. Je ne m’attendais pas à ce que l’équipement de secours soit si lourd et qu’il fasse si chaud !
Est-ce qu’il y a un axe du programme Mémoire de l’Andra qui vous a particulièrement interpellé, intéressé ou surpris ?
En réalité, je ne m’attendais à rien. La question a l’air traitée dans une très grande globalité, et forcément je ne pouvais pas imaginer matériellement l’étendue de cette dimension. Mais je pense être la preuve, avec l’axe linguistique et social, que les approches peuvent être très nombreuses et variées.
Quel bilan tirez-vous de cette expérience ?
C’est abordé dans la vidéo, le focus sur les déchets nucléaires est un peu l’arbre qui cache la forêt : les autres déchets ultimes, eux, ne font l’objet d’aucune médiatisation. En tout cas, rien de comparable avec le nucléaire. Pourtant, il y a un vrai sujet : pour la population, l’amiante, le plomb ou certains engrais présentent des risques importants et plus immédiats sans qu’elle ne sache, généralement, comment sont traités ces déchets et à quels risques ils sont exposés. D’ailleurs, si les gens identifient assez bien la question des déchets nucléaires, ils ignorent pour la plupart ce qu’il advient de ce qu’ils mettent à la poubelle ou ce qu’ils amènent en déchetterie. Et s’ils ont une peur injustifiée des radiations qui émaneraient d’une centrale ou d’un centre de stockage, beaucoup ignorent dans le même temps aussi vivre dans des zones exposées naturellement au risque radon, qui est un gaz radioactif à l’origine de cancers pulmonaires. C’est mon cas, par exemple, comme une bonne partie des habitants de Bretagne.