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Rencontre d’un savant et d’un poète en terre polluée

Depuis dix ans, le concept « Binôme » nourrit un dialogue inattendu et vivifiant entre la science et le théâtre. Nicolas Benoit, responsable assainissement des sites pollués par la radioactivité à l’Andra et Marc-Antoine Cyr, dramaturge, se sont prêtés au jeu. De leur rencontre minutée est née « S’en débarrasser ». Après le off du Festival d’Avignon en 2021, la pièce sera à l’affiche du théâtre parisien de la Reine Blanche le 18 mars prochain. Interview.

Le défi proposé par  « Binôme » est de taille. Deux protagonistes qui ne se connaissent pas se rencontrent. L’un est scientifique, l’autre est auteur de théâtre. Ils sont réunis dans un lieu choisi par le premier et tenu secret jusqu’au dernier moment pour le second. Au top départ, ils ont 50 minutes pour discuter d’un sujet scientifique, dont l’auteur de théâtre ignore a priori, tout. Mais il lui revient, six semaines plus tard, de raconter cette improbable rencontre dans une œuvre de fiction, dont la mise en scène sera dévoilée – y compris au binôme – qu’à la première représentation. Le public, qui à son tour ignore le sujet de la pièce, sera invité à débattre à l’issue du spectacle. La surprise joue à plein… du début à la fin !

Neurosciences, démographie, immunologie, neurophysique, etc. Le champ d’expérimentation du projet « Binôme » est vaste. Et le concept imaginé par la compagnie Les Sens des mots et son directeur Thibault Rossigneux a porté ses fruits : 43 pièces, nées d’autant d’inhabituelles rencontres entre science et poésie, existent à ce jour. Parfois surréalistes, souvent drôles, elles rebattent les cartes du discours et déplacent les frontières entre les disciplines.  

« S’en débarrasser » – produit de la rencontre entre Marc-Antoine Cyr et Nicolas Benoit sur un ancien site pollué – est l’une d’elles : ou comment parler de l’assainissement des sites pollués par la radioactivité, à travers l’histoire d’un couple, Arsène et Henri, cherchant à abandonner Muguette tandis qu’un mystérieux chantier se déroule aux alentours… 

 

C’est la première fois que vous participiez au projet Binôme, comment appréhendiez-vous cette expérience ?

Marc-Antoine Cyr, dramaturge

Marc-Antoine Cyr : Je connaissais déjà le projet pour y avoir assisté en tant que spectateur. J’avais hâte que Thibault Rossigneux me propose un jour d’y participer. Je n’ai pas un esprit scientifique très développé, mais toute forme de contrainte et de défi d’écriture me titille. Quand on aborde un projet de création, plus on a de contraintes, plus on trouve son ancrage, son chemin. J’y suis donc allé avec beaucoup de curiosité et de naïveté. 

Nicolas Benoit : J’ai accueilli cette proposition avec un peu de gêne et pas mal de surprise. J’ai l’habitude d’être sollicité par des journalistes, mais parler de mon métier à un auteur de théâtre ? C’est plutôt inhabituel dans mon contexte professionnel. Mais pourquoi pas ! Une fois le rendez-vous bloqué, j’étais très impatient de rencontrer mon binôme.

Comment avez-vous préparé cette rencontre ?

N. B. : J’ai souvent l’opportunité de parler de mon métier à des publics qui en sont éloignés. Et à force, « vulgariser » ce sujet scientifique complexe est devenu une habitude. Avant la rencontre, j’ai choisi trois objets qui devaient illustrer mon propos : un vieux réveil, un livre sur l’histoire de la radioactivité éditée par le musée Curie, et une pancarte sur laquelle j’avais écrit : « Merci ». Car c’est souvent le mot que m’adressent les gens à la fin d’une opération de dépollution. 

M.-A. C. : De mon côté, j’ai été complètement pris au dépourvu. La veille du rendez-vous, j’ai reçu une feuille de route : je devais me présenter à une adresse d’où je partirais en voiture jusqu’au lieu de la rencontre. Je savais que le sujet me serait totalement étranger… et jusqu’à la dernière seconde, je ne savais pas ni de quoi on allait parler, ni ce que je faisais là, en pleine forêt. Ces stratagèmes font partie du jeu ! Ils servent à créer des étincelles pendant la rencontre. 

Comment avez-vous vécu la rencontre ?

Nicolas Benoit, responsable assainissement des sites pollués par la radioactivité à l’Andra

M.-A. C. : Je prenais des notes, je guettais le moindre signe, la moindre parole qui pourrait m’inspirer. J’avais l’esprit en éveil. Je ne me suis pas retrouvé face à quelqu’un qui ne parlait pas ma langue. Notre conversation était très simple : on ne s’est pas perdu dans des données, des calculs, des formules. Nicolas avait des histoires à me raconter : ses rencontres avec les occupants des sites pollués, les années passées à identifier la pollution, la dimension historique de son métier avec les « folles années du radium » ... C’était déjà de la matière à fiction ! Au bout de 50 minutes, la conversation s’arrête et je pars écrire dans mon coin… 

N. B. : J’étais en terrain connu, mais je guettais les réactions de Marc-Antoine : son étonnement, son inquiétude aussi, quand je lui fais comprendre que l’on se trouvait sur un site qui avait fait l’objet d’une dépollution radioactive. Au début j’ai beaucoup parlé, mais assez vite notre conversation s’est transformée en un jeu de questions/réponses. Quand le gong de 50 minutes a sonné, j’avais l’impression qu’on parlait depuis 10 minutes.

À la suite de la rencontre, comment se déroule le processus créatif ?

M.-A. C. : Je n’ai plus aucun contact avec Nicolas, et seulement un mois et demi pour écrire une pièce de 30 minutes. Il ne faut pas se perdre en essais, et aller droit au but. Je suis un peu moqueur… et je me suis demandé comment on pouvait tirer un fil concret de cette histoire de « matière » dont il est difficile de se débarrasser. Dans la vie on peut être avec quelqu’un, rompre et perdre cette personne de vue, mais la seule chose dont on ne se débarrassera jamais, c’est son enfant. Il y avait là, un moyen de traiter cette idée en écho, tout en gardant de près le sujet de nos échanges…

Un auteur a un territoire imaginaire limité. Ce sont toujours les mêmes obsessions qui reviennent. C’était aussi l’intérêt de cette expérience : voir comment mes sujets de prédilection entreraient en résonance avec un sujet scientifique qui n’a rien à voir. 

Nicolas, quelle a été votre réaction à la lecture de la pièce ?

N. B. : Quand j’ai lu la pièce la première fois, Marc-Antoine n’était pas là. Au début, j’étais un peu déconcerté et j’avais du mal à m’y retrouver. Puis j’ai commencé à comprendre où il voulait en venir… et j’ai adoré : l’humour, le cynisme de la pièce. Les références à la radioactivité, et toute la finesse des sujets qu’il aborde en creux. C’est puissant ! 

M.-A. C. : Pour le lecteur, le texte est un peu un jeu de piste… Et je n’avais pas envie de me prendre au sérieux. Le côté ludique, le frottement de nos deux univers fait partie de l’expérience.

À la fin de la représentation, le public est invité à s’exprimer, comment avez-vous réagi. Et le public ?

M.-A. C. : Une fois que le texte est envoyé à la compagnie, le secret est encore maintenu : on ne sait pas comment le texte va être mis en scène. On découvre tout en même temps que tout le monde. Il faut accepter de se laisser porter ! Il y avait dans la salle des gens concernés par le sujet des terrains contaminés par la radioactivité. Le public était divisé : il y avait ceux qui trouvaient que je m’étais trop éloigné et ceux qui pensaient, au contraire, que le sujet était partout. J’aime beaucoup qu’il y ait des discussions ! Le public s’est aussi beaucoup intéressé au métier de Nicolas.

N. B. : Ce n’est pas si simple d’arriver à faire le lien, mais les messages sont passés : les travaux que nous entreprenons sur les sites pollués par la radioactivité, les équipements et le matériel que nous utilisons… et j’ai senti le public très intéressé. Nous avons réussi à briser la glace pour parler de ce sujet, et la discussion n’était pas polémique, le débat est resté ouvert. Ce fut une expérience très sympathique et je ne pensais pas que j’y prendrais autant de plaisir. 

 

 

À l’Andra, des initiatives innovantes pour sensibiliser le public

Théâtre… mais aussi cinéma, littérature, photographie, vidéo… Pour poursuivre son objectif d’information et de mobilisation du plus grand nombre, l’Andra est en lien avec de nombreux acteurs à l’échelle nationale qui se font le relais des enjeux liés à la gestion des déchets radioactifs. 

Artistes, auteurs participent, commentent et mettent en débat ces sujets. Des liens et des initiatives qui permettent de faire vivre un dialogue multiforme autour des enjeux liés à la gestion des déchets radioactifs. 

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