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Comment débattre des sujets qui font peur ?

Avec la crise sanitaire, les Français n’ont jamais été autant angoissés. Et pour cause, 23 % des adultes déclarent aujourd’hui des signes d’anxiété, 10 points de plus par rapport au niveau d’avant la Covid-19. 

Et en dehors de la pandémie, les thématiques qui peuvent angoisser ne manquent pas : crise climatique, extinction de la biodiversité, guerre, terrorisme, cyberattaques, … Tous ces sujets de société peuvent susciter la peur, au point qu’il est parfois difficile d’en débattre, voire d’en parler. Le film Don’t Look Up, dans lequel deux astronomes, sans crédibilité aux yeux de la population, se lancent dans une tournée médiatique pour prévenir l'humanité de la probable et inévitable fin du monde, en est un bon exemple. 

Le média Youmatter, spécialisé sur les enjeux de la transition écologique et sociale, a organisé une conférence inédite en partenariat avec l’Andra intitulée « Comment informer et débattre sur les sujets qui suscitent la peur ? ». Retour sur cette conférence, plus que jamais d’actualité.

Cet article est un compte-rendu des échanges qui se sont tenus durant la conférence en présence de Mathias Girel, philosophe, maître de conférences au département de philosophie à l’École Normale Supérieure, Didier Heiderich, ingénieur, président de l’Observatoire International des Crises (OIC), ainsi que Sylvestre Huet, journaliste scientifique depuis plus de 25 ans. 

 

Quelle confiance en la science ?

©PIXNIO

Si le rapport de recherche sur les représentations sociales de la science entre 1972 et 2020 semble dévoiler des chiffres rassurants de prime abord sur la confiance des Français en la science, il s’avère qu’en y regardant de plus près, on remarque une certaine ambivalence. Certes, 84 % des Français font confiance à la science. Mais, dans les faits, l’indice de familiarité avec la science, mesurant le niveau de culture scientifique au sens large, a beaucoup baissé depuis les années 1990. D’autant que, plus d’un français sur deux estime aujourd’hui que la science apporte à l’Homme « autant de bien que de mal », selon le rapport.

Ces ambivalences liées à la confiance dans la science peuvent se rapprocher « des peurs qui semblent émerger de plus en plus au sein de la société, des peurs différentes de celles du passé », souligne l’intervenant de la conférence, Sylvestre Huet. Prenons notamment l’exemple du réchauffement climatique qui donne lieu à un phénomène d’éco-anxiété touchant particulièrement les jeunes générations. D’après une étude approuvée par la revue « The Lancet Planetary Health », 45 % des jeunes sondés dans dix pays affirment même que l’éco-anxiété affecte leur vie au quotidien.
 
De la même façon, d’autres sujets ont tendance à nourrir un sentiment d’appréhension en l’avenir. Le stockage des déchets radioactifs est par exemple perçu subjectivement par 6 individus sur 10 comme un développement qui entraînera des conséquences négatives à l’avenir. Un chiffre qui s’amenuise à mesure que la connaissance sur le sujet progresse : ainsi on remarque que mieux on comprend ce sujet largement méconnu, notamment chez les riverains proches des centres de stockage, et plus la peur diminue, comme le montre notamment l’enquête de l’Andra auprès des riverains de ses centres.

« On peut considérer que la peur gagne aujourd’hui de plus en plus de terrain dans la mesure où la confiance dans l’avenir, dans le progrès, dans la science… s’est beaucoup dégradée », selon Sylvestre Huet. En 2021, 81 % des Français estimaient qu'il est difficile pour un jeune d'avoir confiance en l'avenir. En cause notamment : les crises climatique, sociale et économique.

Alors comment rassurer les Français ? Comment leur parler de ces sujets dans des conditions sereines et essayer de restaurer la confiance ?

Comprendre la peur et ses origines

Extrait de la conférence « Comment informer et débattre sur les sujets qui suscitent la peur ? »

« La peur fait partie intégrante de la vie des Hommes et ce depuis toujours, chaque époque se structure autour de ses angoisses » témoigne Sylvestre Huet. « Elle provient en grande partie de ce que l’on ne maîtrise pas, ce que l’on ne contrôle pas, ce sur quoi on ne peut pas agir, de l’inconnu », ajoute l’intervenant Didier Heiderich. Or, dans le monde multi connecté et de plus en plus complexe que l’on connaît, il s’avère difficile de garder une maîtrise de tout. Car la science progresse vite et l’on ne dispose parfois pas suffisamment de temps pour prendre du recul, pour comprendre les ordres de grandeur, pour saisir les liens entre risque, danger, exposition, selon l’intervenant Mathias Girel.

Ces peurs peuvent aujourd’hui également être amplifiées par la façon dont nous abordons globalement les sujets. « Entre fakenews, informations erronées, déformées, exagérées ou cachées… Les sujets anxiogènes font malheureusement parfois l’objet d’un débat public biaisé et improductif, justifie Mathias Girel, et la communication de certaines autorités, qu’elles soient politiques, militantes ou sociales, tend parfois à créer de la peur. »

Ce traitement de l’information implique également tous les types de médias. Sylvestre Huet développe ainsi : « d’un côté, les réseaux sociaux peuvent favoriser les fake-news et ne permettent pas de faire le tri entre ‘bonnes’ et ‘mauvaises’ informations. De L’autre, le système de la presse indépendante n’a pas suffisamment de garants, le modèle économique des médias est ainsi dominé par des entreprises privées, qui imposent des objectifs de rentabilité. Il est alors plus simple pour ces médias de se tourner vers les titres qui font le buzz, quitte à délaisser l’information de qualité, moins vendeuse ». L’ingénieur Didier Heiderich insiste quant à lui sur la présence des experts dans les médias. Selon lui, « les médias ne prennent plus le temps d’inviter les plus compétents, de leur donner la parole suffisamment longtemps pour expliquer les enjeux, ainsi ils décryptent les enjeux sous l’angle du scandale ».

Comment surmonter la peur pour mieux débattre ?

Conférence de citoyens sur la phase industrielle pilote de Cigéo

Face à ces constats, il pourrait être intéressant de modifier la façon d’appréhender les sujets les plus complexes. Optimiser le partage des connaissances et de l’information peuvent constituer une première étape au débat, tout comme la formation préalable. Pour Didier Heiderich, « les citoyens, pour mieux appréhender les sujets qui peuvent faire peur, doivent disposer de clés de compréhension et d’ordres de grandeur ». Et au-delà de cela, « il s’agirait de développer une forme d’éducation citoyenne aux enjeux scientifiques, permettant de réellement faire infuser les connaissances au cœur de la société pour ensuite développer un dialogue avec elle sur le format de la convention citoyenne pour le climat, une manière efficace de construire de façon participative un débat public », selon Mathias Girel. En 2021, L’Andra a dans ce sens organisé une conférence de citoyens sur la phase industrielle pilote de Cigéo. Grâce à ce processus de délibération citoyenne, les citoyens peuvent se forger une opinion plus éclairée pour ensuite mieux en débattre.

Pour les acteurs institutionnels et scientifiques qui portent ces sujets, il s’agit de communiquer de façon claire et transparente pour construire une relation de confiance avec le citoyen, selon Mathias Girel. « Mais il faut aussi impliquer les médias, en revoyant leur modèle économique pour leur permettre de produire une information plus qualitative », ajoute le philosophe. 

Aussi, « il est question de mieux réfléchir à la façon dont on transmet l’information aux citoyens, et il est pour cela nécessaire d’améliorer le système politique pour qu’il soit lui aussi mieux formé et éduqué », assure Sylvestre Huet. Ce vers quoi abonde également Mathias Girel, « il faudra travailler sur la défiance envers le politique. [...] Il s’agit de mettre en place des mécanismes pour crédibiliser et rétablir la confiance envers ces institutions ».

Enfin, pour Didier Heiderich, pour mieux débattre, « il s’agira sans doute de réapprendre “l’incertitude fondamentale”, c’est-à-dire être capable d’admettre qu’on ne sait pas tout et que l’on est pas obligés d’avoir une position tranchée sur chaque sujet ».

 

Ces sujets sont évidemment pris en compte de façon structurelle dans les réflexions de l’Andra sur le dialogue autour de la gestion des déchets radioactifs, et notamment le projet Cigéo. La prochaine conférence organisée en partenariat avec le média Youmatter portera à ce titre sur la communication autour de la science et la gestion de l’incertitude.